Par Damien PICOT, membre du Bureau national de Lueurs Républicaines.


Le 19 décembre 2021, les Chiliens ont porté au pouvoir le plus jeune président de l’histoire du pays, Gabriel Boric à la tête d’une coalition des partis de gauche. Deux ans après la révolte historique survenue en opposition au coût de la vie et aux vices du système chilien, l’avènement de la gauche au pouvoir est le fruit d’un processus inédit qui impactera profondément la vie politique chilienne. Si, bien sûr, chaque pays a sa spécificité, due à son histoire et à son contexte, il est possible de tirer des enseignements des événements survenus dans ce pays.

Il est avant tout nécessaire d’identifier la situation au Chili. Suite au coup d’État militaire organisé par le Général Augusto Pinochet en 1973, ce dernier a transformé le Chili en le pays le plus néolibéral du monde. L’intégralité des services publics fut privatisée : eau, électricité, hôpital, système éducatif, système de retraite. Si le « miracle chilien » fut salué par les économistes libéraux de l’école de Chicago, ce fut au prix de plus de 3 000 morts et disparus en 18 ans de dictature et l’apparition de fortes inégalités. En effet, le Chili est le treizième pays le plus inégalitaire au monde. Le salaire minimum ne dépasse pas 300 euros tandis que le coût de la vie est similaire à celui de l’Espagne. Si ce système fut dénoncé après le retour de la démocratie, il était impossible de le réformer en profondeur sans changer la constitution héritée du dictateur, ce à quoi les partis conservateurs se sont toujours opposés.

Il fallut attendre octobre 2019 et le mouvement social inédit pour que le gouvernement de Sebastian Pinera cède et organise un référendum pour ou contre l’élaboration d’une nouvelle constitution. Ce mouvement fut marqué par une quarantaine de morts et 11 000 blessés. Le « OUI » à la nouvelle constitution à amené la création d’une assemblée constituante chargée de rédiger le nouveau texte fondateur du pays. Les fondements néolibéraux de l’ancienne constitution seront sûrement abrogés.

C’est dans ce contexte que l’élection présidentielle s’est tenue. Plusieurs éléments rappellent le contexte politique français : l’absence au second tour des deux partis politiques ayant rythmé la vie politique du pays pendant des décennies, la défiance envers les partis politiques, la présence de l’extrême droite au second tour ou encore la fragmentation du paysage politique. Il n’était pas écrit que la gauche remporterait cette élection, malgré la mobilisation populaire. Rappelons que les élections législatives qui ont suivi le mouvement de Mai 68 ont été très largement favorables à la droite, suite à une mobilisation de l’électorat de droite en réponse à ces événements. Un phénomène similaire s’est produit au Chili, plaçant ainsi le candidat d’extrême droite, Antonio Kast, en tête le soir du premier tour.

La gauche chilienne a cependant su répondre à ces défis et parvenir au pouvoir. Quels sont les éléments qui peuvent inspirer une dynamique similaire à gauche ? Il y a trois grandes leçons à retenir.

Premièrement, la suite à donner au mouvement social chilien de 2019. Des revendications claires ont été formulées par les manifestants, comme la rédaction d’une nouvelle constitution, l’augmentation des salaires, la gratuité de l’éducation et des services de santé ou encore la légalisation de l’avortement. Ces demandes ont été reprises par les formations de gauche, sans pour autant tenter de récupérer le mouvement. En France, les multiples mobilisations apparues depuis 5 ans, comme les mouvements pour le climat, contre le racisme et contre les violences faites aux femmes ont abouti à de nombreuses doléances. Alors que le volet programmatique constitue aujourd’hui une fracture entre les différentes formations de gauche et une justification à sa désunion, la reprise par toute la gauche de ces doléances constituerait une base solide à partir de laquelle il serait possible de bâtir un projet commun.

Deuxièmement, l’organisation d’une primaire. La coalition de Gabriel Boric va du centre-gauche au Parti communiste en regroupant une chapelle de mouvements. Les candidats ont pu expliquer leurs différences tout en respectant les sensibilités de chacun. À la suite de la primaire, le vainqueur a intégré la vision des perdants à son programme, aboutissant à un projet de société solide, fruit d’un compromis entre les différentes sensibilités qui composent la coalition. Néanmoins, tous les partis de gauche et de centre-gauche n’ont pas participé à cette primaire. Antonio Kast était donc arrivé en tête le soir du premier tour. En France, l’initiative citoyenne de la primaire populaire tend à fédérer l’ensemble de la gauche derrière un candidat commun. Mais la seule volonté d’aboutir à un candidat unique n’est pas suffisante. Elle doit s’accompagner d’une vraie réflexion sur les visions de chaque candidat, montrant autant leurs divergences que leurs convergences. Dans cette dynamique, l’absence d’un seul candidat peut entraîner un manque de légitimité pour l’ensemble du processus. Si l’ensemble des forces de gauche y participent, la primaire peut s’avérer efficace pour rassembler et initier la construction d’une vision commune pour la nation. Cette union s’est aussi traduite par la construction d’une coalition au parlement chilien, limitant ainsi l’émiettement des votes à gauche lors des élections législatives. Une fois l’élection présidentielle passée, un accord sera nécessaire aux partis de la gauche française pour à la fois représenter l’ensemble des sensibilités au Parlement, mais aussi de favoriser l’accès au second tour à un maximum de candidats par des accords d’unions locales dès le premier tour.

Les deux premiers enseignements ont permis à la gauche chilienne de bâtir un projet de société suffisamment fort pour créer une dynamique et faire face à la vision réactionnaire de l’extrême droite. L’élaboration d’un programme de gouvernement démontre leur capacité à rassembler la gauche autour de d’un projet commun maintenant une cohésion et une ligne directrice à suivre une fois au pouvoir. Mais aussi la capacité de trouver des compromis entre les différentes lignes qui composent la coalition. Cette cohérence a permis à Gabriel Boric d’être le président le mieux élu de toute l’histoire du Chili.

Enfin, le mouvement social chilien a donné lieu à un processus démocratique intense. En dehors des élections traditionnelles, les chiliens ont été appelés aux urnes pour un référendum sur le changement de constitution, l’élection de l’assemblée constituante, qui donnera lieu en septembre 2022 à la validation de la nouvelle constitution par un référendum. Fait notable : la constituante est paritaire, représentative des communautés natives du pays et composée de citoyens pour la plupart indépendants des partis politiques. Ces deux dernières années ont montré la vitalité de la démocratie chilienne, par la sollicitation des citoyens, prenant part directement à la vie politique du pays. Ces étapes marquent un tournant important, car elles se basent moins sur les partis politiques que sur les citoyens. Dans ce sens, les initiatives comme la primaire populaire sont encourageantes et sont appelées à se multiplier dans le futur. En France, le dernier référendum fut en 2005 sur la très décriée constitution pour l’Europe. 17 ans plus tard, il est temps de retrouver une forme de démocratie plus directe et cela passe entre autres par l’organisation de référendum et une consultation directe des citoyens.

Ainsi, le processus chilien montre que le mécanisme de primaire et l’élaboration d’un programme commun peuvent aboutir à la victoire de la gauche. Évidemment, la situation chilienne ne peut s’appliquer totalement à celle de la France. Elle ouvre cependant la voie vers une prise de conscience de la gauche française sur la nécessité d’union autour d’une vision consensuelle et d’un candidat commun, mais aussi sur la nécessité de s’appuyer plus profondément sur le citoyen. Que ce soit par l’organisation de consultation populaire comme la participation directe à la vie démocratique. Dans ce sens, il est possible de reprendre le modèle de la convention citoyenne sur le climat et de la reproduire sur d’autres thèmes et de leur attribuer des compétences plus amples.

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