Par Milan SEN & Paul KLOTZ, auteurs de l’ouvrage : » Le foyer des aïeux. Figures oubliées de la IIIe République »
Les « valeurs de la République » sont citées ad nauseam par les responsables politiques, de la gauche à l’extrême droite. Or, comme l’écrivait si bien Walter Lippman, « lorsque tout le monde pense la même chose, c’est que personne ne pense beaucoup ». Ainsi en va-t-il de l’usage discursif du républicanisme.
Pourtant, c’est une bien belle chose que la République. Et, chauvinisme oblige, que cette République française si spécifique. Dans notre ouvrage, « Le Foyer des aïeux », paru aux éditions du Bord de l’eau en partenariat avec la Fondation Jean Jaurès, nous avons justement voulu prendre de biais ces représentations stériles de la République pour explorer, chez des politiques de la IIIème du nom, la pertinence de leurs idées et de leurs combats.
Ils sont au nombre de six dans notre ouvrage. Nous avons voulu mettre en exergue des figures ayant exercé le pouvoir. L’on reproche souvent à la gauche de se bercer d’illusions sur l’application concrète de ses idées. Radicale dans l’opposition, traîtresse lorsqu’elle gouverne, la gauche ? C’est justement l’inverse que nous essayons de démontrer dans notre ouvrage. Car ces figures ont élaboré des conceptions radicales de différents pans de l’action publique, tout en parvenant une fois au pouvoir à les mettre en œuvre en pratique. La réflexion n’inhibe pas l’action – elle lui est au contraire indispensable -, pas davantage que celle-ci doit nécessairement renier celle-là.
En choisissant de présenter des figures qui ont été membres d’exécutifs de la IIIème République, un obstacle s’est toutefois présenté à nous : l’absence de femmes. La surreprésentation masculine de notre livre s’explique par le patriarcat inhérent à cette époque, et l’absence de règles juridiques permettant la participation effective des femmes aux débats politiques. Or, en décrivant l’exceptionnel destin de Madeleine Pelletier, c’est justement l’envers de cette logique que nous avons voulu mettre en lumière. Privée de droits politiques par sa condition de femme, mais résolue à faire entendre sa voix dans l’espace public, elle incarne la tension, une tension heuristiquement riche pour qui s’interroge sur les rapports entre représentation politique et action extra-parlementaire, une tension entre exclusion institutionnelle et puissance militante. Doctoresse et psychiatre, Madeleine Pelletier fut l’une des premières à articuler un féminisme intégral, qui donc ne se limitait pas au droit de vote, mais exigeait une transformation radicale des rapports sociaux, forgés par des siècles, que dit-on, des millénaires de domination masculine. Parmi ses combats, citons celui pour le droit de vote, le droit à l’avortement, l’autonomie des femmes, allant jusqu’à dénoncer le mariage comme une institution de servitude, lesquels combats étaient toujours articulés à la « question sociale » comme on disait alors. Son audace, « plusieurs siècles trop tôt », nous oblige encore aujourd’hui.
Et si la IIIème République s’est imposée dans les institutions mais aussi et surtout dans les cœurs, comment ne pas évoquer la figure de Léon Gambetta. Il n’est pas tant « oublié » que cela, dans la mesure où son nom peuple nos rues. Mais à cette omniprésence topographique s’associe, paradoxalement, un oubli de sa pensée, estompée dans la mémoire collective. « Commis-voyageur de la démocratie », il parcourut la France entière pour répandre la foi républicaine par le verbe et le banquet. Radical dans ses idées, confer le fameux « programme de Belleville » en 1869, Gambetta a su se faire « opportuniste » pour gagner les Français, majoritairement ruraux et portés historiquement au conservatisme, à la République nouvelle. (Père) Fondateur du régime de 1870, héros de la Défense nationale, président du Conseil éphémère mais orateur infatigable, il incarne cette conviction que la République est une pratique quotidienne du dialogue et du compromis.
Lutter contre le conservatisme, Gambetta ne fut pas le seul à le faire. S’il opta pour le dialogue et la franche discussion, il en fut tout autrement pour Émile Combes, président du Conseil de 1902 à 1905 – au lendemain de l’affaire Dreyfus et avant le vote de la séparation des Églises et de l’État. Ancien séminariste devenu « bouffeur de curés », le petit père Combes s’est évertué à détruire la toute-puissance temporelle de l’Église et la tutelle qu’elle exerçait sur l’enseignement à travers les congrégations religieuses. Expulsion de près de 30 000 religieux, fermeture de 10 000 écoles… Combes n’y est pas allé de main morte pour préparer la France à vivre « sans Dieu ». Son combat, son anticléricalisme ardent, qui trouve sa cause – et sa conséquence espérée ! – dans la promesse de l’émancipation républicaine, rappellent que l’histoire de la laïcité, cette « guerre des deux France » entre l’Eglise et la République, n’est pas celle d’un long fleuve tranquille. Plutôt une tumultueuse cascade.
Qui dit combat laïque, dit nécessairement combat social. Le premier sans le second, c’est bon pour la bourgeoisie. Or, la République, consacrée « sociale » dans sa version de 1958, ne l’a pas été durant fort longtemps. En effet, le libre-échange dominait outrageusement la pensée économique. C’est là qu’intervient Léon Bourgeois, dont la pensée solidariste a profondément marqué l’architecture de notre pacte social. Pris en étau entre le collectivisme des socialistes et le laissez-faire de la bourgeoisie de droite, les radicaux se trouvèrent intellectuellement fort dépourvus lorsque le pouvoir fut venu. Il élabora ainsi une doctrine qui plaçait chaque citoyen dans un réseau d’obligations mutuelles : en naissant dans une société donnée, chaque citoyen est solidaire, au sens de dépendant, des autres. Solidarité verticale, vis-à-vis de ses ancêtres, solidarité horizontale, vis-à-vis de ses congénères. Chacun hérite donc d’une « dette » sociale qu’il convient de rembourser à la société. En inscrivant cette idée dans l’impôt progressif et dans les premières formes de protection sociale, il donna une base philosophique durable à l’État social. C’est à la suite de ses travaux que le premier impôt sur le revenu, en 1914, fut voté. Comprendre sa pensée au XXIème siècle, c’est mieux appréhender la question du consentement à l’impôt.
Bien moins connu que les Jaurès, Blum et autres Guesde, Albert Thomas n’en fut pas moins un socialiste marquant de son époque. Ministre de l’Armement pendant la Première Guerre mondiale, il cristallise les tensions qui apparurent entre socialistes et futurs communistes dans les dernières années de la der des ders. Entre exercice du pouvoir et compromission avec le nationalisme, son passage au gouvernement est riche de réflexion pour la gauche radicale comme pour le centre-gauche. Par ailleurs, il voyait le parti politique comme un des éléments, parmi d’autres, du socialisme. Syndicats, coopératives ouvrières et agricoles, monde universitaire, sont autant de champs dans lesquels gravitait Albert Thomas. Le parti, dans ce cas, doit faire chambre d’échos, et ne pas être nécessairement le point central du socialisme. Il incarne à merveille l’élaboration théorique d’une social-démocratie à la française, dont les héritiers autoproclamés devraient s’inspirer plutôt que de faire du concept une simple « gauche de gouvernement ».
Enfin, l’œuvre de Léo Lagrange, figure du Front populaire tombée sous les balles de l’Allemagne nazie, nous rappelle que la République ne s’épuise pas dans les institutions. Des combats peuvent être avant-gardistes, et trouver un écho encore plus fort quelques décennies plus tard. Celui de Léo Lagrange fait partie de ceux-là. En démocratisant l’accès aux loisirs, en favorisant les auberges de jeunesse, le sport et la culture populaire, en pensant le « sensible » comme une donnée essentielle des politiques publiques, il fit du temps libre un instrument d’émancipation. Sa mort précoce en 1940 priva la République d’un ministre visionnaire, mais son héritage irrigue encore nos conceptions contemporaines.
Ainsi, de Pelletier à Lagrange, de Gambetta à Bourgeois, de Combes à Thomas, se dessine un héritage intellectuel et politique trop souvent méconnu que nous avons souhaité réveiller. Ces figures démontrent que la République n’est pas un totem rhétorique. Il n’y a de promotion des « valeurs de la République » que parce que la République s’est construite – et se construit encore aujourd’hui – par des idées et des combats politiques. La redécouverte de certaines d’entre elles constitue à nos yeux un appel à raviver la flamme des « aïeux », pour en faire non pas une cendre commémorative, mais un feu vivant au service du présent.