Par Théophile BERNARD, co-responsable du pôle Démocratie de Lueurs Républicaines


23 août 2021. Charlotte, jeune magistrate de vingt-neuf ans, se donne la mort dans les Hauts-de-France. Depuis deux ans, elle parcourait le Nord et le Pas-de-Calais pour assister des juridictions en difficulté. Les conditions sont extrêmes et le contexte éprouvant : la crise sanitaire impacte violemment des tribunaux déjà sous forte tension et complique les conditions de travail des magistrats. Ajoutez à cela une exigence constante d’être toujours plus rapide dans son travail, quitte à expédier les jugements. Mais Charlotte s’y refuse et continue à œuvrer avec le professionnalisme qui la caractérisait si bien. Comme beaucoup, elle travaille les week-ends et pendant ses vacances. Un arrêt de travail survient, puis une première tentative de suicide, jusqu’à ce 23 août.

Charlotte n’est pas un cas isolé : partout en France, des magistrats dénoncent leurs conditions de travail et font état d’une justice au bord de l’implosion. Le 23 novembre dernier, trois mois après la mort de Charlotte, trois mille d’entre eux publient dans Le Monde une tribune historique : “Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout”.

Une justice sous pression

Rapidement, la protestation des magistrats prend de l’ampleur. Alors que la tribune reçoit chaque jour de nouveaux signataires, des manifestations sont organisées, comme à Lille où deux cents magistrats, avocats et greffiers expriment leur colère le 15 décembre. Si le fonctionnement de l’institution judiciaire est critiqué depuis plusieurs années, c’est la première fois que le personnel de justice est uni dans sa dénonciation d’une dignité bafouée. Certains n’hésitent pas à qualifier leur situation de travail forcé. Il faut dire que la justice française souffre d’un manque cruel de personnel : si la France comptait six mille magistrats pour trente-sept millions d’habitants au milieu du XIXe siècle, elle n’en recense aujourd’hui que neuf mille alors que la population a presque doublé ! Il y a deux ans, la Commission européenne dénombrait 10,9 juges pour 100.000 français, contre une moyenne européenne de 21,4.

Or, cette situation de sous-effectif se heurte à une inflation massive du contentieux depuis quelques décennies : les magistrats ont toujours plus de cas à traiter sans que leurs moyens ne soient augmentés en conséquence. Sans surprise, il en résulte une pression constante sur le personnel de justice et un allongement des délais qui nuit au bon fonctionnement des juridictions : les magistrats travaillent un œil toujours fixé sur leur montre, dans l’obsession du temps et l’angoisse du retard.

La tribune du 23 novembre dénonce cette “discordance entre notre volonté de rendre une justice de qualité et la réalité de notre quotidien” et fournit pléthore d’exemples pour illustrer la soumission de la justice à l’impératif de rapidité, au détriment de la santé mentale des magistrats et de la qualité du service public fourni. Juges aux affaires familiales contraints de traiter chaque divorce ou séparation en quinze minutes, juges civils de proximité ne disposant que de sept minutes pour écouter des personnes surendettées ou ne pouvant plus payer leur loyer : autant de situations dramatiques qui sont loin d’être anecdotiques.

Ce ras-de-bol des magistrats concernant ces conditions de travail délétères et leurs implications sur le système judiciaire est une mobilisation d’autant plus historique que le personnel de justice conserve généralement une certaine réserve. Le soutien massif de l’ensemble du personnel à la tribune, ainsi que celui – inédit – de la Cour de cassation et du Conseil supérieur de la magistrature, expriment ainsi toute l’ampleur du malaise. Autre élément attestant de la gravité de la crise : les neuf premiers signataires sont de jeunes magistrats, en poste depuis trois ou quatre ans. Tout juste sortis de l’Ecole nationale de la magistrature, ils ont une conscience extrêmement vive du décalage entre les principes fondamentaux enseignés comme l’écoute des parties ou la motivation des jugements et la réalité du travail fourni. La première présidente de la Cour de cassation utilise un mot très juste pour qualifier ce mal-être : celui de “désespérance”.

Comment restaurer dans ces conditions le manque de confiance des citoyens envers l’autorité judiciaire ? Commentaires occasionnels du Président de la République sur tel ou tel dossier ou décision, polémisation à l’excès de certaines décisions comme au cours de l’affaire Sarah Halimi : la justice est toujours plus politisée, critiquée, accusée de laxisme par certains qui voudraient rétablir la peine de mort et s’asseoir sur des siècles de pensée humaniste. Une réflexion générale sur la confiance envers la justice s’impose alors. Las ! La tribune du 23 novembre alerte :  “ce dialogue entre la justice et la société est aujourd’hui rendu impossible par une vision gestionnaire de notre métier à laquelle nous sommes chaque jour un peu plus soumis”.

Le rejet d’une logique gestionnaire et managériale des services publics

La souffrance des magistrats se dirige contre un phénomène bien identifié : la gestion managériale de l’administration judiciaire. Le syndicat de la magistrature (SM) dénonce une “justice d’abattage”, une obsession du “juger plus”, une “gestion du flux” dont la conséquence est un quasi-travail à la chaîne. Obsédé par “l’amélioration de ses performances”, on appauvrit le système judiciaire et ses processus afin de gagner du temps à tout prix, au risque de contrevenir à certains grands principes fondamentaux comme la collégialité, ou encore les jugements en audience avec l’accord des parties. Les audiences à juge unique se généralisent progressivement, supprimant le délibéré. Les juridictions pénales utilisent depuis quelques années le système du “traitement en temps réel” (TTT). Comprendre : une permanence téléphonique où les magistrats pilotent en direct les affaires soumises – jusqu’à quatre-vingts par jour ! Le traitement et l’orientation de l’affaire sont extrêmement rapides : les magistrats du parquet deviennent alors des quasi-juges, bien qu’ils soient soumis au ministre de la justice.

L’obsession irrationnelle de réduction des coûts des services publics conduit à cette gestion budgétaire de la justice, désintéressée de l’individu et au détriment de la qualité du jugement rendu. Le souci de la performance à tout prix et le dictat des “flux tendus”, sans parvenir à diminuer les “stocks”, génèrent souffrance et frustration tout en éloignant le justiciable du juge. Véronique Kretz, juge en Alsace, témoigne de cette substitution d’un discours sur les fins – “qu’est-ce qu’une bonne décision et comment y parvenir ?” – par les moyens assignés à une unique fin – “comment sortir le maximum de décisions ?”.

Saupoudrer n’est pas jouer : de la nécessité d’une réponse ambitieuse sur le long-terme

Interrogé sur la polémique, le garde des Sceaux et ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti préfère vanter son bilan, rétorquant que le personnel de justice avait augmenté de 8,85 % entre 2017 et 2021 et que le budget de la justice avait gagné 9 % ces deux dernières années. Sans doute oublie-t-il de préciser que cette hausse budgétaire vient d’abord rattraper le non-respect d’engagements budgétaires précédents et est principalement destinée à l’administration pénitentiaire. Les renforts saupoudrés sur les juridictions tels des “sucres rapides”, pour reprendre sa métaphore audacieuse, sont des emplois contractuels, non pérennes, d’assistants et de délégués. 

Mais attention à ne pas pousser trop loin la critique : le ministre affirme que la colère des magistrats, avocats et greffiers provient de ressentis plutôt que de faits et croit même déceler dans les intentions de ces fieffés syndicalistes une “instrumentalisation dans un contexte pré-électoral”. Pouvait-on attendre une plus grande écoute de la part d’un ministre qui, de son propre aveu, ne supporte pas la contradiction ? Le Gouvernement nous a hélas habitués à ce mépris de la contestation, à cette condescendance odieuse. Une partie du personnel de justice boycotte ce ministre allergique au dialogue social : les Etats généraux de la justice, ouverts par le Président de la République le 18 octobre dernier et dont les conclusions sont attendues en février, ne seraient qu’un vernis démocratique sur des solutions en demi-teinte déjà acquises. En outre, la question budgétaire n’est même pas abordée lors des consultations alors qu’elle est au centre des revendications.

Comment ne pas faire la comparaison avec la situation actuelle de l’hôpital public ou de l’école de la République ? Démantèlement d’un service public fondamental pour la communauté nationale à coups de coupes budgétaires, justification par un langage managérial centré sur les performance plutôt que la qualité du service et dédain pour la contestation et la demande légitime de dignité sont un modus operandi bien trop répandu à l’heure du repli sur soi et de l’essor des extrêmes.

Il n’y a pas de République sans justice. Le temps politique n’est pas le temps judiciaire : plutôt que des “sucres rapides” destinés à traiter les symptômes et non les causes profondes de la crise, il est temps pour l’Etat de mener une action ambitieuse et à long-terme. L’objectif doit être d’instaurer une justice de proximité et accessible à tous les citoyens : ce n’est qu’ainsi qu’elle pourra remplir sa fonction de garante du lien social et du principe républicain de fraternité.


Pour aller plus loin

La tribune du 23 novembre 2021 :  L’appel de 3 000 magistrats et d’une centaine de greffiers : « Nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout » 

Une justice au bord de l’implosion, par Jean-Michel Dumay (Le Monde diplomatique, mai 2021)   

Juger ou manager, il faut choisir | Cairn.info 

Les limites du mouvement continu de déjudiciarisation – Civil | Dalloz Actualité 

Les trois crises de la justice | Cairn.info 
JUSTICE – Les institutions, Tensions – Encyclopædia Universalis

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